(René de Chateaubriand se souvient d’une page de son enfance)
J'ai coûté la vie à ma mère en venant au monde ; j'ai été tiré de son sein avec le fer. J'avais un frère que mon père bénit, parce qu'il voyait en lui son fils aîné. Pour moi, livré de bonne heure à des mains étrangères, je fus élevé loin du toit paternel.
Mon humeur était impétueuse, mon caractère inégal. Tour à tour bruyant et joyeux, silencieux et triste, je rassemblais autour de moi mes jeunes compagnons ; puis, les abandonnant tout à coup, j'allais m'asseoir à l'écart, pour contempler la nue (1) fugitive, ou entendre la pluie tomber sur le feuillage.
Chaque automne, je revenais au château paternel, situé au milieu des forêts, près d'un lac, dans une province reculée. Timide et contraint devant mon père, je ne trouvais l'aise et le contentement qu'auprès de ma sœur Amélie. Une douce conformité d'humeur et de goûts m'unissait étroitement à cette sœur ; elle était un peu plus âgée que moi. Nous aimions à gravir les coteaux ensemble, à voguer sur le lac, à parcourir les bois à la chute des feuilles : promenades dont le souvenir remplit encore mon âme de délices. O illusions de l'enfance et de la patrie, ne perdez-vous jamais vos douceurs ?
Cependant mon père fut atteint d'une maladie qui le conduisit en peu de jours au tombeau. Il expira (2) dans mes bras. J'appris à connaître la mort sur les lèvres de celui qui m'avait donné la vie. Cette impression fut grande ; elle dure encore. C'est la première fois que l'immortalité de l'âme s'est présentée clairement à mes yeux. Je ne pus croire que ce corps inanimé était en moi l'auteur de la pensée : je sentis qu'elle me devait venir d'une autre source ; et dans une sainte douleur qui approchait de la joie, j'espérai me rejoindre un jour à l'esprit de mon père.
Un autre phénomène me confirma dans cette haute idée. Les traits paternels avaient pris au cercueil (3) quelque chose de sublime (4). Pourquoi cet étonnant mystère ne serait-il pas l'indice de notre immortalité? Pourquoi la mort qui sait tout, n'aurait-elle pas gravé sur le front de sa victime les secrets d'un autre univers? Pourquoi n'y aurait-il pas dans la tombe quelque grande vision de l'éternité?
J'accompagnai mon père à son dernier asile; la terre se referma sur sa dépouille; l'éternité et l'oubli le pressèrent de tout leur poids; le soir même l'indifférent passait sur sa tombe; hors pour sa fille et pour son fils, c'était déjà comme s'il n'avait jamais été.
Chateaubriand, RENE
(1) Les nuages. (2) Mourut. (3) Coffre où l’on dépose le corps d’un mort avant de l’enterrer. (4) Noble, élevé
I / ETUDE DE TEXTE: (7)
1) Dans son enfance, Chateaubriand semble avoir
souffert d’un manque.Lequel ?
Quel dédommagement à ce manque l’auteur
a-t-il trouvé ? (2)
2) Quelle image l’auteur donne-t-il de la mort : une
image positive ou plutôt négative ?
Justifiez votre réponse en vous référant au texte.
(Deux indices) (2)
3) Le rapport du narrateur avec son père évolue le
long du texte. Montrez comment s’effectue cette
progression, en vous appuyant sur des indices pré-
cis relevés dans cet extrait. (3)
II / LANGUE: (3)
1) Transposez les passages en gras du style direct au style indirect: (3)
-Passage n°1 : «J'ai coûté la vie … avec le fer. » (1)
-Passage n°2 : « Je ne pus croire … l'esprit de mon père. » (2)
Remarque : Introduisez chacun des deux passages rapportés indirectement par :
[L’auteur a dit…]
III/ ESSAI: (10)
Anatole France* a écrit : « Il est doux de se
souvenir.» Partagez-vous ce point de vue ?
Exprimez votre position sur ce sujet, en vous
appuyant sur des arguments et des exemples
précis.
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