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lundi 5 octobre 2009

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NOUVELLE MAGNIFIQUE

DE DINO BUZZATI




LES JOURNÉES PERDUES

Quelques jours après avoir pris possession de sa somptueuse villa, Ernst Kazirra, rentrant chez lui, aperçut de loin un homme qui sortait, une caisse sur le dos, d’une porte secondaire du mur d’enceinte, et chargeait la caisse sur un camion.
Il n’eut pas le temps de le rattraper avant son départ. Alors, il le suivit en auto. Et le camion roula longtemps, jusqu’à l’extrême périphérie de la ville, et s’arrêta au bord d’un vallon.
Kazirra descendit de voiture et alla voir. L’inconnu déchargea la caisse et, après quelques pas, la lança dans le ravin, qui était plein de milliers et de milliers d’autres caisses identiques.
Il s’approcha de l’homme et lui demanda : « Je t’ai vu sortir cette caisse de mon parc. Qu’est-ce qu’il y avait dedans ? Et que sont toutes ces caisses ? »
L’autre le regarda et sourit : « J’en ai encore d’autres sur le camion, à jeter. Tu ne sais pas ? Ce sont les journées.
- Quelles journées ?
- Tes journées.
- Mes journées ?
- Tes journées perdues. Les journées que tu as perdues. Tu attendais, n’est-ce pas ? Elles sont venues. Qu’en as-tu fait ? Regarde-les, intactes, encore pleines. Et maintenant... »
Kazirra regarda. Elles formaient un tas énorme. Il descendit la pente et en ouvrit une.
A l’intérieur, il y avait une route d’automne, et au fond Graziella, sa fiancée, qui s’en allait pour toujours. Et il ne la rappelait même pas.
Il en ouvrit une autre. C’était une chambre d’hôpital, et sur le lit son frère Josué, malade, qui l’attendait. Mais lui était en voyage d’affaires.
Il en ouvrit une troisième. A la grille de la vieille maison misérable se tenait Duk, son mâtin fidèle qui l’attendait depuis deux ans, réduit à la peau et aux os. Et il ne songeait pas à revenir.
Il se sentit prendre par quelque chose qui le serrait à l’entrée de l’estomac. Le manutentionnaire était debout au bord du vallon, immobile comme un justicier.
« Monsieur ! cria Kazirra. Écoutez-moi. Laissez-moi emporter au moins ces trois journées. Je vous en supplie. Au moins ces trois. Je suis riche. Je vous donnerai tout ce que vous voulez. »
Le manutentionnaire eut un geste de la main droite, comme pour indiquer un point inaccessible, comme pour dire qu’il était trop tard et qu’il n’y avait plus rien à faire. Puis il s’évanouit dans l’air, et au même instant disparut aussi le gigantesque amas de caisses mystérieuses. Et l’ombre de la nuit descendait.



DINO BUZZATI: Journaliste, romancier et nouvelliste italien (Belluno, 1906 — Milan, 1972), Buzzati est à l'origine d'une œuvre vouée à la recherche de l'insolite caché derrière la banalité quotidienne (Barnabo des montagnes, 1933; Le Désert des Tartares, 1940; Peur à la Scala, 1949; Un amour, 1963;Le K, 1966; Poèmes-Bulles, 1969; Les Nuits difficiles, 1972; Le Rêve de l'escalier, 1973). Le recueil dont nous tirons cette nouvelle est posthume.

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